Article paru dans le journal Libération du 6 Avril 1998 :
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Un habitué de la scène rock rennaise fait une découverte,
un jour du mois dernier, quand il remet les pieds chez lui. Un groupe
français joue à guichets fermés ( et refuse du monde
) trois soirs d'affilée à la salle de la Cité ( 1 200
places ); or, il ne se souvient pas en avoir entendu parler. S'est-il
absenté longtemps? Quelques jours au plus. Pas très loin. A
Paris. Sa surprise n'a pourtant rien de singulier. Les affiches pour les
concerts ( "complets" ) de Louise Attaque sont sur tous les murs de
France, et l'on peine encore souvent à identifier le groupe ( "est-ce
une fille qui chante?" ).
Dans la nuit glaciale de cette fin d'hiver breton, à l'heure du concert,
les quatre garçons de Louise marchent jusqu'à la Cité,
longeant les bars surpeuplés de la rue Saint-Malo sans susciter la
moindre émotion. On ne les connaît pas dehors, on les attend
fiévreusement dans la salle.
L'été dernier, à quelques kilomètres de là,
ils jouaient à la plus mauvaise heure, en ouverture du festival la
Route du Rock de Saint-Malo. Maintenant qu'ils sont tête d'affiche,
le public s'étonne et se réjouit de faire mouvement, de se
compter toujours plus nombreux ( "C'est plus que Noir Désir au
début." "Tu crois?" ).
Plus fort que Téléphone. Pour évacuer d'emblée
l'aspect comptable, on avancera quelques repères: Louise Attaque,
en un an, a vendu 400 000 exemplaires de son premier album. Noir Désir
a atteint ce score sept ans après ses débuts; au sommet de
la vague Mano Negra, Puta's Fever s'est vendu à 350 000 exemplaires
environ; Téléphone, en pionnier, avait dû attendre la
parution du deuxième album pour que le premier soit certifié
disque d'or ( 100 000 exemplaires ). Les Louise Attaque s'agacent de ces
comparaisons chiffrées avant même de les avoir lues. Ils ne
supportent déjà plus d'être approchés en
phénomène. A ce stade, à cette allure, le succès
est une chance qui inquiète autant qu'elle intrigue.
Un tour rapide de la salle permet de tomber d'accord avec le groupe sur un
point: il ne sert à rien de chercher à typer son public.
"Chaque fois qu'on a essayé de se faire une idée en allant
à leur rencontre, dit Robin Feix, bassiste réservé,
on est reparti avec plus de questions que de réponses." Beaucoup
de filles, mais aussi des types de trente ans, des lycéens, des
étudiants, sapés vaguement rock ou néo-hippie, voire
pas sapés du tout. Si cette foule se distingue, c'est plutôt
par la manière dont elle s'est constituée. Contre toute attente
et en toute indépendance. A l'écart des réseaux habituels,
et notamment de la toile des grands médias audiovisuels.
Réveil des radios. Ce soir-là, à la table du dîner
paisible qui précède le concert, un toast aussi discret qu'acide
est d'ailleurs porté à l'entrée du groupe sur la playlist
de Fun Radio ( à la demande des auditeurs ). La radio "jeune", qui
fait commerce de son interactivité avec le public, programme enfin
un titre qu'elle a refusé quelques mois plus tôt, comme ses
principales concurrentes ( "hors format, pas assez consensuel" disait
on chez NRJ ).
Rien que pour ça, l'aventure de Louise Attaque, sur le jeune label
Atmosphériques, réjouit les producteurs de chanson-rock
française habitués à se faire éconduire ( sur
l'air de "Je ne vends pas de la musique, je vends de la pub. Je travaille
sur une audience captive. Je ne prendrai pas le risque de faire fuir l'auditeur"
). Les radios "sont déconnectées de la
réalité, dit un ancien membre de la galaxie
Téléphone qui reste engagé sur le front de la production
française, elles ne sont pas prêtes à prendre le moindre
risque pour défendre un nouvel artiste mais rappliquent dès
que ça marche et négocient des partenariats pour que leur nom
soit associé au succès."
Bouche à oreille. On entend donc peu Louise Attaque sur la FM, on
ne les voit quasiment pas à la télé. Ils ne s'en portent
pas plus mal. Et avec eux, toute une scène ( Miossec, Dominique A,
Zebda, No One is Innocent ) qui doit son rayonnement à son engagement
sur le terrain, au soutien des médias spécialisés et
à une conception du métier à l'ancienne. Multiplier
les concerts, jouer et jouer encore, jusqu'à convaincre. D'après
un formulaire rempli par 20 000 acheteurs du disque de Louise Attaque, c'est
le bouche à oreille qui décide dans 90 % des cas. On n'est
pas très loin de la bouffée antimarketing de Bernard de Bosson,
producteur vedette de la chanson des années 70: "La musique, ça
se passe comme un joint"
Ben Harper a lui aussi été boudé, avant son succès
exemplaire, par les principales FM ( "trop parisien" ). Et c'est justement
sur fond de Rodney King, morceau du néo-bluesman californien,
que Louise Attaque fait son entrée sur la scène. Leur style
a déjà été évoqué dans ces colonnes,
ce qui séduit ( mélodies, cohésion, dynamique, parrainage
Violent Femmes... ), et ce qui refroidit ( candeur, monotonie, mélo,
tentation Brel... ). Force est toutefois de reconnaître que la prestation
impressionne. Elle est frappée, côté groupe et
côté public, d'une énergie et d'un enthousiasme qui ne
sont pas sans évoquer les premières sorties de
Téléphone.
Accents tragiques. Pour avancer un embryon d'explication à la
déferlante Louise Attaque, on peut d'ailleurs dire que le groupe,
à l'image des auteurs de la Bombe humaine, a trouvé
la distance quasi idéale avec son public: il lui ressemble de
manière troublante à la ville et s'en écarte assez pour
produire son effet devant une salle qui connaît les paroles par c?ur.
La gueule légèrement cassée de Gaétan Roussel, le chanteur,
son coffre et ses pointes d'accents tragiques sont, semble-t-il, des
crève-c?ur suffisants. Pour le reste, Louise Attaque incarne
une option rock antiglamour dans le ton de l'époque, sans l'incandescence
et les débordements de Noir Désir, sans le goût du bordel
façon Mano Negra, mais avec des valeurs communes, pas forcément
des plus excitantes: sincérité, générosité,
humilité. Sur scène, ils reprennent un morceau de Noir Désir,
un autre de la Mano ( "On vient de là, pourquoi s'en cacherait-on?"
). Après les concerts, ils sont au bar et retrouvent le public
pour de bon. D'ailleurs, dans la vie, c'est vu, on peut s'ennuyer avec Louise
Attaque comme avec n'importe qui.
Avant d'être clipés par Jacques Audiard, le cinéaste
d'un Héros très discret, ils tournent un film de 52
minutes pour garder une trace de la tournée, investissent dans ce
projet "intimiste" deux fois plus que ce qu'a coûté l'album,
sans autre ambition que de se montrer tels qu'ils sont: "ordinaires".
"Tout va tellement vite qu'ils sont obligés de s'adapter dans l'instant,
dit Thierry Villeneuve, réalisateur du projet. Ils ne savent
pas trop quelle doit être leur image. Les interviews ne les mettent
pas très à l'aise. Ils n'ont pas de discours, ni le sentiment
d'être prêts à donner autre chose que leur musique".
Ils sont, de toutes façons, mobilisés sur ce front. L'acharnement
au travail fait, pour l'heure, l'essentiel de la méthode Louise Attaque.
En février 1997, à la sortie du studio où ils ont
enregistré l'album sous la houlette de l'Américain Gordon Gano,
chanteur-guitariste modèle des Violent Femmes, ils ont pris la route
sans s'accorder le moindre répit. Ils y seront jusqu'aux festivals
d'été. En plus d'une exceptionnelle cohésion et de quelques
inhibitions vaincues, ils ont beaucoup gagné dans le périple.
Comme on s'inquiète autour d'eux de la difficulté à
reconduire un tel succès, ils écrivent et rôdent de
sang-froid les morceaux du délicat deuxième album
(l'Intranquilité est déjà sur scène un
tube en devenir). On les attend au tournant, il n'y en aura peut-être
pas: "On avance en essayant de ne pas se poser trop de questions sur la
suite, on n'a jamais cessé de composer. Quand on aura le nombre de
chansons nécessaires, on entrera en studio".